Ce matin, il hésite un peu avant d'aller boire la mer à la fourchette, comme à l'accoutumée. Il a plu toute la nuit, le sable sera mouillé. Il n'aime pas bien ça. Il se contentera plutôt d'un bouillon d'écrous sales, même si la saison a passé. Finie la toilette dans le dé à coudre de sa grand-mère, il se rhabille avec les vêtements d'hier et descend l'escalier, pesant du pied sur chaque marche, dans ses vieux chaussons de laine rêche.
À la cuisine, il sourit à la femme dans le cadre ovale. C'est nettement plus commode, maintenant qu'elle lui appartient, autrement mieux que du temps où elle se prétendait sienne.
Il a faim, ça oui ! Il a plu toute la nuit. C’est dur, eh ! de veiller les gouttes, l’esprit tenté de les compter toutes…
Il boit son bouillon à la tasse, en rotant une fois ou deux. Il ne supporte pas trop la rouille, sa vapeur lui pique les yeux. Vaisselle rangée dans les placards, les fenêtres fermées maintenant qu’elles ont fait de l’air, il s’équipe pour la journée dans le couloir, devant la porte d’entrée. Il note ce qu’il doit faire aujourd’hui sur une ardoise à craie d’écolier à peu près oublié, puis le range dans le premier compartiment de son étui de travail en cuir usé – tant qu’on voit l’os aux coins, mais bon, ça ne fait rien.
Il passe une main sur son crâne dégarni. C’est pour y lire à la surface un état stationnaire dont il se satisfait. Il n’est pas pressé d’être chauve. Le crâne des morts est chauve. Il ne se presse jamais. Il sait bien ce qu’il a à faire et dans quelle chronologie. Le soir venu, il pourra donner un coup de chiffon là-dessus. Un petit soupir de contentement gonflera sa poitrine pour lui échapper par le nez, juste le temps de rentrer chatouiller son oreille valide et fondre sur son cœur.
Il sort sans jeter un regard à la mer qui attendra.
Les coudes pliés sur les hanches, la poignée de l’étui famélique agrippée ferme des deux mains pointant au niveau du nombril, il va son chemin régulier vers son quotidien de labeur et de société peu engageante. Il n’a encore croisé personne qu’il est déjà rendu. À l’endroit indiqué par sa feuille de route hebdomadaire, pratiquement au milieu de la rue, contre un crépi mal entretenu, un cadre ouvragé de moulures dorées tombe sous le coup de son regard expert. Deux mètres à peine le gardent à distance de l’objet, mais son avis est fait.
Il plonge alors une main dans le second compartiment de son étui de travail, en extirpe deux craies, l’une jaune, l’autre bleue pâle. Dans l’encadrement, le crépi du mur est en piteux état, davantage qu’alentour. Se servant conjointement des deux craies, il trace une croix bicolore sur le mur, entre le trottoir et le bas du cadre. Il murmure « voilà qui est fait », range ses craies, sort un carnet de sa poche revolver pour y noter la mention due.
Peu après, dans la matinée, une vive animation électrise l’endroit. On veut voir ! On veut voir ! Et déjà, certains se préparent pour ajuster leurs enchères. Il y aura une belle vente, ce soir, là.
tiniak ©2014 DUKOU ZUMIN &ditions TwalesK
pour la proposition graphique des 40 voleurs sur Mil et Une...
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Source graphique :
Isaac Cordal,
"Cement Eclipses, le voyage à Nantes"©2014 Editions MeMo
ISBN : 978-2-35289-214-4