à mes potos qui se reconnaîtront...
TANGO PANACHE
La brume avait déserté le quai avec les entrées maritimes, mais pas nos esprits vaporisés au houblon, au malt à whiskey et à cette petite mirabelle de derrière les fagots que Pat' La Patron nous servait à rideau tiré. Bien malin qui de nous eût été en mesure de dire avec certitude de qui nous fétions l'anniversaire depuis la veille au soir. Même s'il s'était agi de l'un d'entre nous, je pense qu'aucun n'était plus en capacité de donner sa date de naissance avec exactitude ; mais cela n'avait plus d'importance, à cette heure à peine matutinale, les contrôles de police ronflaient dans les guérites - et le rideau avait été tiré depuis belle lurette. Pat' La Patron tenait à sa licence et nous n'étions pas friands de contredanses. Une franche connivence, un rien pirate, solidarifiait donc nos joyeuses déliquescences. Le tout sous l'oeil pas moins vaseux que le canal proche, de La Patron.
Un client plus vieux d'un an avait payé une ou deux tournées de trop et nous avions fait le grand écart en levés de coude : six heures du soir, six heures du mat'.
Michou La Barrique, fort gaillard dont la stature préventive avait évité bien des déconvenues à notre petite troupe noctambule, Le Michou regardait ses pieds en marmonnant un gargouillis d'où perçaient dans les aigus les accents d'un rire obstiné. Fred, grande gigue au poil roux, s'en aperçut le premier et nous le fit remarquer. Nous nous étions tous mis à glousser, qui dans son verre, qui dans ses doigts, mais Michou demeurait imperturbable. Ce fut Pat' La Patron qui l'entreprit :
" - WoOp, Michou! Où tu vas où, avec tes pieds comme çaps ?"
Elle frappait fort du talon, la mirabelle de La Patron. C'est pas pour rien qu'on l'appelait "la claquette". Outre qu'elle vous en fichait une bonne, si vous la descendiez cul-sec, vous étiez instantanément pris du tic de l'hidalgo. Fred "Redhead", interne de médecine de son (autre) état, nous expliqua une fois le pourquoi du comment de ce réflexe qui agissait comme une pompe de secours pour le coeur : partant d'une contraction du mollet, le martelement du talon sur le sol provoquait une vibration compensatrice des effets du tord-boyaux sur la dilatation des vaisseaux (sic).
La Barrique cambra son blase un poil trop haut, si bien qu'on ne voyait plus, en place de ses yeux, que ses narines.
" - Mes banards ont la mougeotte, bredouilla-t-il. Si on allait 'oir ouskon pourrait se dégouhir les pattes, mm ?"
Un bref silence dubitatif suivit cette courageuse tentative de nous arracher à nous tabourets de zinc. Comme toujours dans ces cas-là, c'est Le Fox qui trouvait une échappatoire, médiane ou oblique, selon.
" - Mais en voilà une idée qu'elle est bonne, hein Pat' ? Si on faisait un peu tourner ton joute-bok, dis voir."
Pat' La Patron ne se fit pas prier, sa caisse attendrait. Pat' n'était pas peu fière de son antiquité bichonnée dans sa famille depuis les années cinquante. Une passion héritée de son beau gosse de père, danseur hors-pair dont le film favori était "On achève bien les chevaux" ; pour dire. On l'avait enseveli selon ses voeux avec la B.O. en fond sonore et, après avoir jeté une poignée de terre et un DVD sur le cercueil modeste, le cortège avait dû exécuter quelques pas de deux, une fois la tombe recouverte.
Une danse qu'on ne refuse pas, celle-là.
Avec ça, depuis qu'elle avait découvert ce merveilleux produit qui vous ressucite un vinyle en deux coups de chiffons, les vieux standards de La Patron s'en trouvaient tout ragaillardis. Pat' ne ratait jamais une occasion de se payer un petit Rock'n'Roll ou deux. Lolo, sa compagne et elle, se lançaient parfois dans des figures de rock acrobatique qui laissaient tout le monde sur le cul.
Une volée de jetons et quelques programmations hasardeuses plus tard, ça tonitruait sérieux dans les esgourdes.
La Barrique voulu sans doute amorcer une figure de style, genre tango panaché... mais question panache, son salto arrière s'acheva aussi prématurément que fort heureusement dans une des banquettes molletonnées. L'instigateur de tout ce raffut était forfait dès l'intro du second titre. mwof! Ben La Goule, sorti de sa morgue trompeuse, partit dans une imitation des commentaires de Nelson Montfort et Philippe Candeloro, tandis que le bal se mit en branle.
La Patron aimait bien danser avec moi. Etant gaucher et plutôt gringalet, cela lui facilitait la tâche pour conduire et placer un de ses portés inénarrables. J'éprouvais chaque fois la même émotion grisante de ne plus savoir qui que quoi dont est-ce et d'en être tout à fait heureux. Il y avait aussi cette spirale folle qu'elle me faisait faire autour de ses hanches, sous sa poitrine ; ça aurait pu durer des heures, pour moi, j'étais aussi confiant qu'un nourrison. Et puis, il fallait bien toucher à nouveau le plancher des mouettes.
Comme souvent, avec ce qu'elle avait dépensé d'énergie, La Pat' s'écroulait dans un coin de son bar. On connaissait le protocole. Un étrange ballet s'organisait alors, chacun assumant sa partie. Dans une chorégraphie à la Bob Fosse (le juke-box tournait toujours), les volets étaient vérifiés, la caisse planquée, le ventilateur coupé, une fenêtre ouverte, La Pat' couverte, le coup de chiffon donné sur les tables (on ne touchait pas au zinc, woulla!), la chasse-d'eau tirée... puis nous sortions par une porte dérobée, troupe de rats sur les pointes.
Commentaires
ça réveille son mort :o))))