« Coupables »
A peine croyable ! En vingt-deux ans de carrière, je n’avais jamais vu ça, et pour cause ! La sentence fut prononcée trente-quatre fois d’affilée pour le même chef d’accusation entraînant la même peine, uniformément appliquée aux trente-quatre prévenus : douze mois incompressibles de prison ferme. La qualification du crime lui-même avait été problématique pour le Parquet. La requalification du délit d’outrage en circonstance aggravant le crime valait pour satisfaire la Partie Civile, mais ç’avait été un véritable casse-tête juridique pour le bureau de l’avocat général que d’arriver à formuler cette requête au Pénal.
Du côté de la défense, dont j’avais la charge, il faut bien dire que la tâche fut à la fois des plus sympathiques (à peu près dans toutes les acceptations possibles du terme) et des plus ardues : mes trente-quatre clients ne reconnaissaient pas les faits, ils les revendiquaient ! Et leur victime n’était rien moins que la société civile à travers une de ses plus hautes institutions d’Etat – d’où l’outrage.
C’est sans manifestation outrancière cependant, que la bande d’employés du Ministère, accueillit la condamnation. Un large sourire illuminait toutefois ostensiblement le visage de chacun et chacune d’entre eux. Il y eut même quelques embrassades et effusions amicales entre les condamnés. Du jamais vu, je vous dit !
Deux mois plus tard, je passai rendre visite au plus malicieux, mais aussi au plus loquace d’entre eux, David F**, que je soupçonnais d’être l’instigateur du plan général. Il me reçut avec sa bonhommie habituelle, prit des nouvelles de ma santé, de celles de mes proches, de mes collègues du cabinet…
J’en vins assez rapidement à l’essentiel de ce qui me tracassait depuis le début de l’instruction (qui fut expédiée en dix-sept semaines et quinze jours) :
« - Pourquoi ? »
Le comment était explicite. La quasi-totalité des employés du troisième et de cinquième étage du Ministère de *** avait d’abord occupé les locaux durant toute une nuit afin d’en déménager la plupart du mobilier sur le parking, au vu et au su des agents de sécurité neutralisés par quelques collègues complices. Puis, chacun des « malfaiteurs » avait choisi deux éléments de ce butin improvisé pour les emmener à son domicile, au cours d’une singulière parade qui prit à contre-sens l’arrivée matinale des autres employés dudit Ministère. Enfin, l’un des éléments dérobés fut méthodiquement détruit devant le domicile de l’employé criminel, tandis que l’autre « trônait » en évidence quelque part dans son logis. Circonstance aggravante, l’objet détruit revêtait un caractère confidentiel relevant de la gestion de dossiers de contribuables lambda.
De l’autre côté de la table d’entrevue, le condamné prit appui sur le dossier de sa chaise, les poignets sur le bord de la table et les mains jointes. Il respira un bon coup, puis me dit d’une traite :
« - Maître, vous n’aurez pas été sans noter que notre joyeuse petite bande se compose de personnes vivant seules ou maritalement, mais sans enfants à charge. Chacun d’entre nous a des raisons particulières d’avoir agi ainsi. Ce que nous recherchions, c’est ce que nous avons obtenu : douze mois de prison ferme. Je vous l’accorde, il y a d’autres moyens d’obtenir une année sabbatique. Mais, voyez-vous, nous, qui sommes dans la machine, savons pertinemment les dégâts qu’elle cause chaque jour chez nos concitoyens. Il nous est impossible d’amener le système judiciaire à identifier des responsabilités précises dans ce que nous considérons bien souvent, quotidiennement – c’est-à-dire dans la quotidienneté de nos tâches, comme des actes criminels. Aussi avons-nous décidé de nous payer des vacances au frais de l’Etat tout en payant la dette que nous estimons avoir envers nos concitoyens administrés. C’est aussi simple que ça. »
Je ne parvenais pas à y croire. Rendez-vous compte : trente-quatre de gré à l’ombre !
impromptu littéraire de tiniak - tiki#2
© 2008 DUKOU ZUMIN &ditions Twalesk